Publié le 29 juin 2025 – Mis à jour le 29/06/2025
Ils ont grandi avec les vidéos de Plan B et Flip, ont usé leurs premières chaussures Vans sur le béton rugueux des skateparks, mais aujourd’hui, ces vétérans de la planche vivent un paradoxe douloureux : plus ils accumulent d’expérience, plus leur skateboard reste dans le garage. Entre articulations qui protestent et codes générationnels qui évoluent, plongée dans l’univers méconnu de ceux qui ont façonné la culture skate française mais n’osent plus l’assumer.
Le syndrome du « has-been » : quand l’expérience devient un fardeau
« J’ai 34 ans, je skate depuis mes 14 ans, et pour la première fois de ma vie, j’hésite à sortir ma planche le weekend », confie Thomas, informaticien parisien qui a grandi en regardant les vidéos de Rodney Mullen en boucle. « Avant, j’arrivais au skatepark et je connaissais tout le monde. Maintenant, j’ai l’impression d’être un dinosaure au milieu d’une génération TikTok. »
Ce malaise touche particulièrement les skateurs nés dans les années 80-90, ceux qui ont vécu l’âge d’or du street skating français. Marc, 41 ans, ancien du crew de Châtelet : « On était les rois du monde avec nos tricks techniques. Aujourd’hui, je vois des gamins de 16 ans qui font des trucs que je n’ai jamais osé tenter, avec une décontraction qui me renvoie à mes limites. »
L’évolution technique du skateboard a créé un fossé générationnel inédit. Là où les anciens maîtrisaient parfaitement les bases (ollie, kickflip, heelflip), la nouvelle génération intègre d’emblée des figures complexes grâce aux tutoriels YouTube et aux réseaux sociaux. Cette accélération de l’apprentissage peut créer un sentiment d’obsolescence chez les pratiquants expérimentés.
L’âgisme silencieux de la communauté skate
Les recherches anglo-saxonnes sur ce phénomène révèlent des patterns similaires. Dr. Sarah Mitchell, sociologue du sport à l’Université de Manchester, a étudié ce qu’elle appelle « l’exclusion douce » : « Les communautés de skateboard, historiquement inclusives, développent inconsciemment des mécanismes d’exclusion basés sur l’âge. Ce n’est pas de la discrimination ouverte, mais plutôt une série de micro-signaux qui font comprendre à la personne qu’elle n’est plus dans la norme. »
Le phénomène des « ghost sessions » illustre parfaitement cette réalité. De plus en plus d’anciens skateurs organisent des sessions privées, entre amis de leur génération, pour retrouver le plaisir de skater sans jugement. « On se retrouve à six ou sept, tous trentenaires, dans un parking désert le dimanche matin. C’est triste mais c’est notre seul moyen de continuer », explique David, père de famille de 39 ans.
Le piège de la nostalgie : entre glorification du passé et déni du présent
L’un des aspects les plus toxiques de ce malaise réside dans la tendance à idéaliser « l’époque d’avant ». « Nous, on avait du style, on respectait les spots, on ne filmait pas tout pour Instagram », s’emporte Julien, 36 ans, qui a arrêté de skater il y a deux ans. Cette nostalgie peut devenir un poison qui empêche l’adaptation aux nouvelles réalités du skateboard.
Les études américaines sur le « skateboarding midlife crisis » montrent que les skateurs qui s’en sortent le mieux sont ceux qui acceptent l’évolution de leur pratique. Professor James Rodriguez de l’UCLA explique : « Those who successfully navigate this transition understand that skateboarding at 35 is not the same as skateboarding at 15. It’s not worse, it’s different. »
L’exemple de Kevin, 42 ans, illustre cette adaptation réussie : « J’ai arrêté de vouloir impressionner les autres. Maintenant, je skate pour moi, je travaille ma technique de base, et bizarrement, j’ai retrouvé le plaisir pur que j’avais à mes débuts. Les jeunes me respectent plus depuis que j’ai arrêté de jouer au vieux qui sait tout. »
Le corps qui parle : accepter les limites sans renoncer

L’adaptation : protections et technique avant performance
« À 38 ans, mon corps me dit clairement que je ne peux plus skater comme à 18 ans », témoigne Christophe, kinésithérapeute et skateur depuis 22 ans. « Mais j’ai mis du temps à comprendre que c’était une opportunité, pas une condamnation. J’ai développé une approche plus technique, plus réfléchie. »
Les recherches britanniques sur le « mature skateboarding » révèlent des stratégies d’adaptation fascinantes. Dr. Emma Thompson, spécialiste en médecine du sport, observe : « The older skaters who continue successfully are those who shift from impact-heavy tricks to flow-based skating. They become masters of transition, of reading terrain, of style over raw power. »
La révolution des « flow sessions » gagne du terrain chez les skateurs expérimentés. Plus de recherche de performance brute, mais une approche esthétique privilégiant la fluidité et la créativité. « Je ne fais plus de gros gaps, mais je travaille mes lignes, mes enchaînements. C’est devenu plus artistique », explique Fabrice, 35 ans, qui a redécouvert sa passion grâce à cette approche.
La renaissance par la transmission : devenir mentor plutôt que concurrent
L’une des solutions les plus prometteuses émerge du côté de la transmission. « J’ai arrêté de voir les jeunes comme des rivaux pour les considérer comme des élèves potentiels », raconte Philippe, 40 ans, qui organise désormais des sessions d’initiation. « Partager mon expérience me redonne une légitimité que je pensais avoir perdue. »
Les programmes de mentorat se développent dans les skateparks anglo-saxons. Le « Big Brother/Little Brother » program de Los Angeles met en relation des skateurs expérimentés avec des débutants. Les résultats sont probants : 78% des mentors déclarent avoir retrouvé leur motivation, tandis que 85% des débutants progressent plus rapidement.
L’initiative « Skate Wisdom » lancée à Londres en 2024 illustre cette tendance. Des skateurs de plus de 30 ans proposent des sessions techniques axées sur la sécurité et la progression méthodique. « On apporte ce que les tutoriels YouTube ne peuvent pas donner : l’expérience du terrain, la gestion du risque, la culture du respect », explique le fondateur, Marcus Williams, 44 ans.
Vers une communauté multigénérationnelle : l’avenir du skateboard français
Le malaise des anciens révèle finalement une opportunité unique pour la communauté skate française : celle de créer un modèle multigénérationnel inédit. « Le skateboard a toujours été une culture de transmission orale. Les anciens ont un rôle crucial à jouer », analyse Sophie Dubois, anthropologue spécialisée dans les cultures urbaines.
Les initiatives se multiplient : créneaux « all ages » dans certains skateparks, événements dédiés aux skateurs expérimentés, création de spots adaptés aux différents niveaux et âges. « Il faut arrêter de penser que le skateboard s’arrête à 25 ans. Regardez les surfeurs, les snowboarders : ils ont intégré cette dimension multigénérationnelle depuis longtemps », plaide Antoine, 33 ans, organisateur d’événements skate.
L’exemple inspirant de Michel, 52 ans, prouve que l’âge n’est qu’un chiffre : « J’ai commencé le skateboard à 45 ans, après un divorce. Sept ans plus tard, je skate avec mon fils de 16 ans. On a créé un lien unique grâce à cette passion commune. L’âge, c’est dans la tête. »